Franck Ruzé est un peu le boulanger de la littérature car il a débuté sa carrière en vendant comme des petits pains son premier roman 0%, où Priscille, l'héroïne, était en proie à l'un des maux contemporain des jeunes filles : l'obsession de la minceur.
Tu avances le nombre de 40 000 étudiants qui s'adonnent à la prostitution en France, c'est fake ?
Dans le livre la sexualité n'est pas du tout décrite de manière sensuelle mais plutôt piteuse, voire même dégueu avec des histoires de fluides corporels. Ce serait presque un anti 50 nuances de Grey (ouf !), non ?
L'homme n'est pas hyper sympa... qu'il soit homme ou femme du reste. Si peu d'espoir est-elle liée à cette ambiance de fin du monde ?
Les bons sentiments ont toujours été un pêché en littérature. Et ce n'est pas la fin du monde, malgré tout le respect que j'ai pour elle, qui va changer ça, non ?
Depuis, deux romans se sont écoulés et voici notre romancier de retour avec L'échelle des sens. Alors comment le pitcher ? Vous avez lu et
aimez 50 nuances de Grey ? Tentez l’expérience avec ce livre qui en est exactement aux
antipodes !
Et avant cela, lisez l'entretien avec son auteur, Franck Ruzé !
Comment est venue l'idée de te glisser dans la peau d'une
jeune prostituée ?
En fait, c'est le personnage principal, Tennessee, qui a pris le livre que j'étais en train d'écrire en otage.
En fait, c'est le personnage principal, Tennessee, qui a pris le livre que j'étais en train d'écrire en otage.
Il s'agissait de
l'histoire d'un vieux banquier très riche et très puissant, membre du groupe
Bilderberg, et que tout ennuie ou presque. Je me suis demandé à un moment ce
qu'il pourrait bien désirer, vu qu'il avait déjà tout.
J'avais lu quelque
part qu’une jeune roumaine de 18 ans avait vendu sa virginité sur un site de
petites annonces allemand, et qu’elle avait des problèmes avec le fisc qui lui
réclamait la moitié des 50.000 euros qu'elle avait touché, vu qu'en Allemagne
ce n'est pas illégal, et puis il y avait l’histoire de Raffaela Fico, une
actrice qui avait fait un peu de télé réalité en Italie, et qui avait essayé de
vendre sa virginité pour un million d'Euros avant de sortir avec un
footballeur, et donc je me suis dit: ça existe, il ne l'a pas encore acheté,
donc il va vouloir acheter une virginité. Puisqu'il peut. Peut-être pas aussi
cher, parce qu'il fallait que ça reste crédible, mais il y a deux mois à peine,
je lis sur le site du Huffington Post qu'une brésilienne l'a vendue pour
600.000 euros pour payer ses études de médecine, et qu'elle doit se faire déflorer
dans un avion au dessus des eaux non-territoriales pour contourner les lois sur
la prostitution. Et donc, j'ai commencé à écrire cette scène, avec ce vieux
banquier et cette fille.
Et j'avais déjà
quelques éléments, j'avais connu une fille en fac de médecine qui faisait de
l'escorting. Au début, elle me racontait juste les diners qu'elle faisait avec
des PDG, elle avait toujours plein de petites anecdotes sur le milieu de la
musique, et je me disais: « mais comment elle connait tous ces gens ? »
Et finalement, un jour elle a commencé à me raconter que c’était un travail, et
qu'il ne s'agissait pas seulement de parler avec les types, et malgré tout ce
qu'elle avait de volontaire en elle, toute l'énergie qu'elle déployait pour
maintenir l'impression qu'elle voulait donner que tout allait bien, j'ai
commencé a ressentir une espèce de fêlure en elle, qui la fragilisait
énormément, j'avais l'impression qu'un rendez-vous un peu plus traumatisant que
les autres pourrait la casser complètement, et, évidemment, je voulais la
protéger de ça, de tout ça et d'elle-même, d'une certaine tendance à
l'autodestruction qu'elle portait en elle et que le fait de se prostituer
nourrissait.
C'était compliqué,
et j'ai essayé de faire un personnage aussi compliqué que l'original, une fille
qui pourrait faire autrement, mais pas vraiment. Une fille qui a la liberté de
choisir, parmi des choix restreints, parmi lesquels, si on considère le corps
comme une machine, si on désacralise le corps, travailler au Mc Do pour peu
d'argent et n'avoir plus l'énergie de continuer à étudier en parallèle n'est
pas l'option qui lui apparaît comme la plus logique, et elle valorise la
logique par dessus tout. Donc je me suis inspiré de cette fille, je n'avais
jamais parlé d'elle dans mes autres livres, elle était là au fond de moi, et là
voilà, je l'ai hissée jusqu'à ce chapitre la mettant en scène, et après elle
n'a plus voulu partir. Je n'avais plus aucune envie d'écrire sur le banquier.
C'était sur elle,
que je voulais écrire.
Tu avances le nombre de 40 000 étudiants qui s'adonnent à la prostitution en France, c'est fake ?
Non, j'aimerais
bien que ça le soit, et il faut dire que le chiffre n'a pas vraiment été étayé
par une étude, mais il a été avancé par le syndicat SUD Etudiant en 2006. A
l'époque tout le monde pensait que c'était grandement surévalué, que c'était
pour attirer l'attention des médias, mais quand on le compare avec une étude
sérieuse de l'université de Kingston en 2010, qui dit en substance que 25% des
étudiants connaissent au moins un étudiant ou une étudiante qui travaille dans
« l'industrie du sexe » pour financer ses études, et que 10% ont pensé à un
moment travailler comme escort... une étudiante sur 10 !
On est loin du 1
sur 50 des chiffres soi-disant surévalués en France, et c'est vrai que les
droits d'entrée dans les universités anglaises et françaises ne sont pas
comparables, mais voilà, vivre a un coût, et si on veut se construire un avenir
alors que les revenus des parents ne permettent pas de financer 5 ans d'études
après le bac, par exemple, ou si, pour réussir des concours assez durs comme
celui de la première année de médecine, il n'est pas possible de travailler à
côté des cours, et si papa et maman ne sont pas une corne d'abondance, on peut
être amené à se poser les mêmes questions que 10% des étudiants en Angleterre,
et un étudiant sur 50 en France.
Les relations que l'héroïne entretient avec ses clients
ressemblent à celle qu'elle a avec son psy. Cela est accentué par un procédé
littéraire qui veut que chaque chapitre commence par un dialogue où le lecteur
est amené à se demander pendant quelques secondes avec qui elle discute.
Pourquoi ce choix ?
Pour faire
travailler un peu le lecteur ! Je suis d'avis que plus il essaye de comprendre,
plus il s'investit, et donc, plus il peut faire corps avec Tennessee, ce
qu'elle dit, et ce qui lui arrive. C'est aussi pour ça que je suis à priori
contre les descriptions: je n'aime pas le tout-cuit, je veux que le lecteur
surimpose son imaginaire au mien, et s'approprie le livre, avec ses images
mentales, ses sensations, et son jugement.
Dans le livre la sexualité n'est pas du tout décrite de manière sensuelle mais plutôt piteuse, voire même dégueu avec des histoires de fluides corporels. Ce serait presque un anti 50 nuances de Grey (ouf !), non ?
Pour moi,
l'échelle des sens n'est pas un livre qui parle, entre autres choses, de sexe,
mais de sexe en creux: sur ce qui reste du sexe quand le désir, le plaisir et
l'amour sont absents. Donc, oui, c'est peut-être un anti-50 nuances de Grey,
dans la mesure où dans ce dernier, le désir, le plaisir et l'amour sont assez
représentés, alors que leur absence, dans l'échelle des sens, fait s'effondrer
la beauté de l'acte sexuel, sous le poids de ce qui reste, et qui est écrasant
pour Tennessee, même si elle essaye de considérer tout ça de manière détachée.
L'homme n'est pas hyper sympa... qu'il soit homme ou femme du reste. Si peu d'espoir est-elle liée à cette ambiance de fin du monde ?
Les bons sentiments ont toujours été un pêché en littérature. Et ce n'est pas la fin du monde, malgré tout le respect que j'ai pour elle, qui va changer ça, non ?
Pourquoi as-tu écrit ce livre, ou pour qui ?
D'abord, pour
toutes les filles dans les facs qui ne veulent qu'une chose: un avenir. Et qui
consentent, ou sont au bord de consentir à faire des sacrifices un peu trop
grands pour elles.
Puis, pour tous
ceux et celles qui pensent qu'il est temps de créer un revenu étudiant, de
façon à pouvoir suivre des études quelque soit la classe sociale à laquelle on
appartient, et surtout si on fait partie de la classe moyenne, avec des parents
qui ne peuvent pas aider financièrement, sans pour autant pouvoir prétendre à
une bourse, et je ne parle pas de généraliser le Revenu Minimum Etudiant que
quelques communes ont mis en place, il ne s'agit que d'une centaine d'euros par
mois, ce qui est tout à fait insuffisant: pourquoi les hommes et les femmes qui
souhaitent obtenir un niveau plus élevé de compétences, pour pouvoir entrer
dans de bonnes conditions dans le milieu du travail, seraient-ils défavorisés
par rapport aux demandeurs d'emplois ?
Et puis, j'ai
écrit ce livre pour tous ceux que ce sujet mal connu intéresse, non pas parce
que c'est un sujet tabou, mais parce qu'il est encore mal documenté. Et pour
emprunter une phrase d'une interview de Barbet Schroeder, que j'ai lue
récemment: "On est coupable de ne pas donner à voir ce qui existe".
Et, enfin, j'ai
écrit ce livre, et j'écris, plus généralement, pour ceux qui aiment ce type de
littérature qui, à l'image des films répondant aux règles du mouvement Dogme 95
au cinéma, vise avant tout l'authenticité, la transmission d'une réalité brute
et sans fard, et comme un peu électrisée par un traitement direct, rapide et
sans artifice, pour donner ce goût, ou cet arrière goût indéfinissable de la
vie, ou en tous cas, tente de le donner, tente de s'approcher un peu de ce type
de sensation.
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